J’aime les gens qui ont des visions et qui sont inquiets par la vie
« L’Etat de siège», pièce politique et tragique de Camus, devient dans la mise en scène d’Emmanuel Demarcy-Mota, le lieu d’une puissante et onirique réflexion sur la peur. Alors que la pièce célèbre ses soixante-dix ans et qu’elle est remontée à l’Espace Cardin, rencontre avec un metteur en scène, directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’Automne, hors-époque.
Il aime se définir comme un endetté. Débiteur du théâtre européen du XXe siècle. Emmanuel Demarcy-Mota n’est pas sûr de pouvoir rembourser cette dette un jour : elle le nourrit, le constitue. En 2001, il montait un auteur dont on entendait plus beaucoup parler en France : Pirandello, et ses Six personnages en quête d’auteur, Hugues Quester dans le rôle du père, Valérie Dashwood en belle-fille. Spectacle violent, trouble et grisant, relevant du nô comme du romantisme. Spectacle acclamé par la critique, succès public renouvelé à chaque nouvelle tournée. Seize ans plus tard, Emmanuel Demarcy-Mota quitte Pirandello pour Camus, et nous voilà captifs de L’Etat de siège, qui nous plonge dans la même obscurité que le Pirandello, nous déboussole de la même manière. Nous sommes dans une ville sur laquelle tombe la peste. Et la maladie va bouleverser la société des hommes, abolir leur joie, les dominer par la peur. Le gouvernement de la peur, voilà la terreur qui apparaît sur cette scène. Demarcy-Mota peut se référer à une danse macabre, des vitraux médiévaux, ou des références de science-fiction dans le même spectacle. Il se vit à la fois dans l’histoire, et libéré de ses dogmes. Est-ce parce qu’il est fils du metteur en scène Richard Demarcy et de Teresa Mota, figures d’un théâtre réflexif et engagé des années 70 ? Est-ce parce qu’à sept ans, il participait déjà à une pièce sur la Révolution des Œillets présentée en ouverture du festival d’Avignon ? Ou est-ce parce qu’il est par nature fidèle et irrévérencieux ? Les lois de notre époque lui importent peu, il s’entoure d’une troupe fidèle avec laquelle il travaille depuis vingt ans, et essaie d’avancer avec eux. Dans cet Etat de siège, récit d’une ville captive, deux figures tutélaires de la troupe endossent des rôles à leur hauteur : Hugues Quester campe « l’homme », l’humaniste pensant et artiste, sans doute le personnage le plus proche de Camus, et Serge Maggiani, « la peste », l’autre nom du diable. Le premier est grave, souple, simple. L’autre opaque, pernicieux, traînant. Personnages, oui, mais aussi présence de deux histoires théâtrales françaises : Quester vient de Chéreau, a joué dans La Dispute, l’autre, Maggiani, de Vitez, était du Soulier de satin. Ils se retrouvent dans un lieu qui leur est à tous deux parfaitement étranger : L’Etat de siège fut monté en 1948, il y a soixante-dix ans, par Jean-Louis Barrault, au théâtre Marigny, Maria Casarès, dans le rôle féminin titre. Elle ne fut jamais remontée depuis. Pourquoi ? La pièce est sans doute une des plus riches de Camus, et des plus humaines, jusque dans la panique collective et individuelle. Tout fait sens, et se poursuit dans le travail de Demarcy-Mota. L’angoisse de Pirandello devient chez Camus la peur. La peur de chacun et la peur collective ne forment qu’une unique énergie noire que L’Etat de siège, dans cette version, fait vivre, entendre, comme jamais. Il y a l’homme qui trahit d’emblée, Nada, celui qui se tait, celui qui se cache, et celui qui négocie. La troupe fait vivre ces variations avec subtilité. Camus que l’on dit scolaire, devient grâce à eux l’explorateur des lieux troubles de nos sociétés. L’Etat de siège se fonde sur un mouvement : l’arrivée de la peste à Cadix, (Demarcy-Mota s’est passé de cette précision géographique, visant, par une mise en scène extrêmement précise et métamorphique, à brouiller géographie et temporalité, à nous faire entrer dans une ville contaminée qui pourrait appartenir autant à notre histoire qu’à notre avenir).
« Demeure une question essentielle : qu’est-ce que la paix ? En soi-même et avec les autres »
Demarcy-Mota avait décidé au lendemain du 13 novembre de monter cette pièce, poussé par une forme d’urgence de penser, face à la violence et aux réactions politiques qui pouvaient en découler. Aujourd’hui, après une tournée aux Etats-Unis, le spectacle s’est transformé, que ce soit dans la mise en scène, comme dans le jeu. Les flambées des incandescents Victoria (Hannah Levin Seiderman) et l’Alcade ( Jauris Casanova) font de cette pièce une œuvre fidèle à la révolte camusienne, tout en marchant aussi du côté d’un Sophocle observant les hommes avec une acuité psychologique forte. Amour et politique ne sont plus séparés : l’amour du couple peut sauver la ville, parce qu’il délivre l’homme de la peur. « La peur, on y revient » sourit Emmanuel Demarcy-Mota, au cours de nos deux heures de conversation un après-midi à l’Espace Cardin.
Vous remontez L’Etat de siège après l’avoir présentée une première fois en mars 2017, pourquoi y revenir ? Je me pose beaucoup la question de ce qui fait œuvre. Ce qui fait répertoire en théâtre, c’est un ensemble d’œuvres qui vont se répondre, et qui sont la prolongation de questions essentielles qui sont posées à l’intérieur d’une œuvre. Je me considère être un chercheur pour qui le résultat final n’est qu’une trajectoire que l’on emprunte, et dont l’objectif est plus ou moins visible. Je crois que l’on construit une durée que chacun détermine secrètement : cinq, dix ans, une vie. L’Etat de siège, fait partie de ce processus. Camus boucle une partie de ce processus dans ma vie, puisque j’ai joué Caligula au lycée. Caligula refuse le pouvoir, parce qu’il cherche la lune. L’esclave libéré Caïus dit à Caligula dans la première scène : « tu as l’air fatigué ? » Il répond « oui, j’ai beaucoup marché. » C’est essentiel, la marche. On parle beaucoup de la liberté d’expression, mais pas beaucoup de la liberté de mouvement, or c’est l’essentiel. J’ai connu la question du fascisme et de la dictature portugaise à travers ma mère, actrice très célèbre dans son pays qui a décidé de s’exiler sous le salazarisme, parce qu’elle ne voulait pas continuer à vivre sous la dictature. Elle a rencontré mon père, qui est français, qui a fait sa thèse avec Roland Barthes qui s’intéresse alors à la Révolution des Œillets, et part au Portugal pour écrire des poèmes. Enfant, je dois appeler mes parents Teresa et Richard au Portugal, pour ne pas courir de risques.
De cette expérience est née votre familiarité avec des textes d’après-guerre comme l’Etat de siège ? Oui, le besoin de comprendre, à travers d’autres, ce que j’avais toujours ressenti mais pas encore assimilé. Il y a un devoir de connaissance du passé, au moins récent. J’ai donc fait l’expérience enfantine de la Révolution des Œillets, mais aussi des débuts de la démocratie portugaise après la plus longue dictature en Europe. Mon observation du monde est alors positive, optimiste. J’ai vécu aussi la construction de l’Europe, et le monde de la création théâtrale en France, riche dans les années 70 : la naissance de la Cartoucherie, la naissance du Festival d’Automne, la naissance du théâtre d’Aubervilliers, toute la pensée brechtienne qui circule entre l’Allemagne, l’Italie et la France, c’est gigantesque. Demeure une question essentielle : qu’est-ce la paix ? En soi-même et avec l’autre. C’est une question chez Ionesco, chez Pirandello, chez Camus.
« La vie d’un metteur en scène : relier des points dans le ciel et dessiner sa constellation »
L’Etat de siège c’est aussi des envolées lyriques, des réflexions politiques développées sur scène, un rapport frontal avec le public... Est- ce cet humanisme revendiqué qui vous a plu ? J’aime les gens qui ont des visions, et qui sont inquiets par la vie. Qui sont intéressés par l’avenir, parce qu’ils savent que le présent est douteux. Ils sont traversés par un doute métaphysique fondamental. Camus l’est, mais il ne veut pas que le désespoir l’emporte. Il est dans le balancement schopenhauerien : plaisir et souffrance. Ou pour le dire en d’autres termes, parce qu’il connaît la pulsion de mort, il peut aller vers la pulsion de vie. C’est vrai que j’ai besoin d’une frontalité de la pensée qui n’exclut pas un système labyrinthique beaucoup plus complexe, ce qui est le cas chez Camus ou Ionesco. Vous savez, c’est très dur à monter Camus ou Ionesco. D’autant plus que les gammes ne sont pas travaillées : des acteurs comme Hugues Quester, ou Serge Maggiani n’ont jamais joué Camus ou Ionesco de leur vie. Aucun d’eux n’a travaillé cette langue, ni cette pensée. Cette fureur, cette angoisse propre à ces auteurs. Quelles sont les références ? Cette vieille idée du théâtre de l’absurde ? Ionesco la refuse lui-même.
Vous avez en effet monté Rhinocéros et Ionesco suite avec la même troupe… Camus et Ionesco sont-ils liés dans votre esprit ? Bien sûr. Prenez la dernière phrase de Rhinocéros : « je suis le dernier homme et je ne capitule pas. ». « Je ne capitule pas » est une phrase de l’acte III de L’Etat de siège, dite par Diego, et Le Dernier Homme est un livre qu’Ionesco a lu. Autre point d’ancrage fort pour les deux, le rapport à l’enfance, c’est-à-dire le rapport à l’amour, ou le manque d’amour, notamment pour Ionesco. Mais aussi pour Pirandello que j’inscris dans ma constellation, puisqu’il s’agit bien de cela la vie d’un metteur en scène : relier des points dans le ciel et dessiner sa constellation. Ionesco est un humaniste, comme Camus, un humaniste complexe. C’est un joueur politique, anticommuniste, anti-Brecht, il veut attaquer Sartre, mais enfin, il faut lire l’œuvre. Je ne vois pas comment on peut autant critiquer Ionesco, et défendre Céline. Il y a un purgatoire pour les auteurs que je monte. En quarante ans, il n’y a pas eu une seule pièce de ces auteurs qui méritait d’être montée ? C’est vrai qu’ils ont pris des positions compliquées, et peut-être que moi, dans les années 60, je les aurais détestés ! Mais aujourd’hui, alors que nous sommes presqu’en 2020, est-ce que c’est encore le sujet ? Non, la seule question est de savoir si l’on peut déceler quelques points essentiels dans leurs œuvres. Pour moi, il y en a un, fondamental : le surréel. Le grand thème pirandellien de la fiction par rapport à la réalité. Est-ce que le personnage est plus important que la personne ? Oui. On revient à ce qui est pour moi l’œuvre à la base de tout : Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll. L’Etat de siège, c’est le lieu de la recherche absolue pour Camus : liberté de langage, on est presque chez Claudel notamment lorsqu’il parle de la mer, il y a beaucoup d’espoir dans la beauté, l’amour... Souvenons-nous que Camus fait dire son texte à Maria Casarès, sa maîtresse. Mais c’est aussi une pièce de colère, dit Camus, sur la fureur de vivre. Camus sait qu’il va mourir jeune, il a la tuberculose, il sait qu’il a peu de temps, il lui faut tout dire et tout tenter dans L’Etat de siège.
En 1948, L’Etat de siège mise en scène par Barrault n’a pas été très bien reçu… Ça dépend par qui. Aux Etats-Unis, le plus grand critique spécialiste de Camus disait à l’époque qu’on était face à un chef-d’œuvre qui sera tout à fait incompréhensible. Camus, toute sa vie, a dit que c’était son œuvre la plus importante, celle qui lui ressemblait le plus. Mais croyez bien que je n’ai pas besoin de me faire l’avocat de cette pièce. Il fallait que ce soit celle-là que je monte. Je n’allais pas faire une énième Mouette ! Vous savez, en 2001, lorsque je veux monter Six personnages en quête d’auteur, avec l’extraordinaire Hugues Quester, on me dit, Pirandello, c’est du vieux théâtre. Plus personne ne veut le monter. Mais je vois que ni Six personnages en quête d’auteur, ni Rhinocéros ne cessent d’être jouées, même dix-sept ans après la première!
Vous avez accompli une tournée aux Etats-Unis avec l’Etat de siège. Comment l’Amérique, gouvernée par Trump, a-t- elle accueilli cette pièce sur les dangers d’un gouvernement de la peur ? Beaucoup de journalistes américains m’ont demandé si j’avais monté cette pièce en réaction à Trump, ils furent étonnés que ce ne soit pas le cas. Je n’ai d’ailleurs pas non plus travaillé sur cette pièce en sachant que Marine Le Pen serait au deuxième tour des élections présidentielles.
Vous choisissez une esthétique qui se réfère autant au Moyen-Âge qu’à l’époque contemporaine, pourquoi cette volonté délibérée d’être hors-époque ? Je ne suis pas obligé de me sentir contemporain de mon époque, pour penser le monde dans lequel je vis. L’idée que je dois m’identifier à mon époque me paraît sinistre. Je me sens plus sincère en essayant de comprendre les angoisses des hommes du XVIe siècle en pensant qu’elles ont peu changées, plutôt qu’en sondant les angoisses des hommes aujourd’hui qui me semblent peu sincères, surtout lorsqu’elles sont des faits médiatiques, donc des artifices. La peur d’une troisième guerre mondiale n’a pour moi aucun sens. Peut-être serait-il plus utile de rappeler que nous n’avons jamais vécu, en France, aussi longtemps en paix, et peut-être est-ce là la vraie question qu’aborde Camus. La pensée de la paix.
Par Oriane Jeancourt Galignani // Transfuge N°117, 16 février 2018