Le Songe d’une nuit d’été est une grande pièce sur l’inconscient
Vous avez monté Peine d’amour perdue en 1998, vous plaçant d’emblée avec votre compagnie sous l’égide de Shakespeare. Cette adaptation du Songe d’une nuit d’été marque-t-elle un retour aux sources ?
EMMANUEL DEMARCY-MOTA : Peine d’amour perdue nous a accompagnés, puisqu’elle a été jouée dix ans. La pièce était déjà traduite par François Regnault, que l’on retrouve aujourd’hui pour cette nouvelle traduction du Songe. Ce mouvement de retour aux sources marque toujours ma manière d’approcher les œuvres.
Avec Peine d’amour perdue, on a créé la compagnie : il y avait Valérie Dashwood qui sort du conservatoire et qui joue aujourd’hui Titania, Gérald Maillet, Stéphane Krähenbühl, Gaëlle Guillou... Enfin, dix acteurs qui se retrouvent aujourd’hui et auxquels se joignent notamment Elodie Bouchez avec laquelle nous travaillons pour la quatrième fois, Sabrina Ouazani et de tout jeunes interprètes, Edouard Eftimakis, Ilona Astoul et Mélissa Polonie. Je n’aurai sans doute pas fait Le Songe sans Peine d’amour perdue, compris l’affrontement masculin / féminin, la victoire de la pensée de ces femmes sur les hommes. Ce qui nous a d’ailleurs menés ensuite à nous interroger sur la place des femmes dans les spectacles et faire le choix, depuis toujours, de la parité.
Pourquoi choisir de monter Le Songe, une des pièces les moins réalistes de Shakespeare ?
E. D.-M. : J’ai accédé avec Shakespeare à la culture nonsensique, fondamentale pour moi. Je ne pouvais pas travailler sur cette pièce sans avoir d’abord réfléchi sur les Marx Brothers, ou sur Lewis Carroll. Même Ionesco est à mes yeux un descendant de Shakespeare dans cette culture du non-sens, parce qu’il cherche à démasquer le langage comme endroit du possible mensonge, et la part d’inconscient qu’il exprime.
Le Songe est-elle une pièce drôle à vos yeux ?
E. D.-M. : C’est une pièce où l’on peut rire, oui, mais rire de choses dont on sait qu’on ne rira plus jamais. C’est le rire dont parle Bergson, comme espace de cruauté possible. Il y a quand même un artisan qui se transforme en âne...
La magie, si présente dans Le Songe, comment l’abordez-vous ?
E. D.-M. : Je pense qu’elle permet au Songe d’être une des plus grandes pièces sur l’inconscient qui n’ait jamais été écrite. Cette pièce renvoie à question très profonde : peut-on croire encore ? Et à quoi peut-on croire ? Le monde souterrain est très présent, et apparaît sur scène puisque les acteurs jaillissent de trappes, comme du tréfond d’un lieu souterrain. De la même manière, la forêt est mouvante, grâce à des arbres en mouvement qui permettent à l’espace de s’ouvrir, ou de se fermer. Cette pièce nous oblige à penser l’espace-temps. Les personnages arrivent dans cette forêt, et s’y endorment. À partir de l’endormissement de Titania, la dimension du rêve, et toutes ses strates, vont se déployer, jusqu’aux réveils successifs, et aux derniers mots fondamentaux : « bonne nuit », dits cette fois au spectateur.
Les fées sont masculines et féminines dans votre mise en scène...
E. D.-M. : C’est notre culture française qui a fait des fées, des créatures uniquement féminines. Les fées sont aussi des hommes dans la langue anglaise. Nous avons voulu que ce soit le cas au plateau. On touche là à la question de la représentation des hommes et des femmes et des trois mondes qui y coexistent : le monde des artisans, le monde des fées, le monde des amoureux.
Répétition du Songe d’une nuit d’été à la Coupole © Nadège Le Lezec
Les artisans, ce sont les gens de théâtre ?
E. D.-M. : Oui, Shakespeare en fait des terriens, des charpentiers. L’idée est belle, je dis qu’ils sont aussi des artisans du langage. Mais comment ces trois mondes communiquent, alors qu’ils ne sont pas en lien ? On a un système en rotation où, comme dans le Système solaire, les choses tiennent par la gravité. Shakespeare était fasciné par les astres : la pièce parle de la lune en permanence. Or, cette force cosmique a une double dimension : la nature est un lieu de grande beauté, de fascination et en même temps, un lieu de la peur profonde, monde du souterrain.
Comment avez-vous abordé le personnage de Puck ?
E. D.-M. : J’ai souhaité proposer le rôle à 3 jeunes interprètes différents : deux filles et un garçon. Ça ne pouvait pas être autrement. Puck est pluriel, c’est son essence. Puck est la part d’enfant que nous perdons chaque jour. Les hétéronymes de Puck c’est le féminin, le masculin, la douceur, l’horreur, et surtout, la capacité de faire le tour de la terre en 40 minutes.
Puck est le plus grand personnage shakespearien à vos yeux ?
E. D.-M. : Avec son cousin Ariel. IL n’y a pas de personnage unique, ils sont comme ces figures découpées qui se tiennent la main. C’est cette ronde des personnages, profonde, magique, que l’on retrouve dans cette pièce. Puck se promène, court toujours, et se trompe tout le temps : si Puck ne se trompe pas, il n’y a pas de pièce. Elle n’avance que sur les accidents, les impossibilités, les refus. C’est aussi une manière d’interroger nos erreurs.
Un mot sur le texte, deux registres sont mêlés, les vers et une prose parfois assez crue. Comment jouer cela ?
E. D.-M. : On retrouve là la coexistence des mondes au centre de la pièce. On a un registre de phrases simples à dire, mais dont la pensée est inversée et complexe. La clé pour l’acteur est à retrouver chez les grands nonsensiques. Particulièrement pour les amoureux qui à chaque réveil peuvent dire quelque chose qui est l’inverse de ce qu’ils ont dit, et ressenti, avant. Il ne faut pas seulement croire à la magie du philtre, il faut aussi croire à la force de l’inconscient, et à la mobilité du désir humain. Le philtre n’est peut-être qu’un révélateur. Qu’est-ce qui est réellement vrai pour celui qui parle ? Plus j’avance, moins je sais.