Des experts d’eux-mêmes
Au fil de créations hors du commun en prise direct sur le réel, Mohamed El Khatib, artiste associé du Théâtre de la Ville, invente un théâtre différent où les protagonistes interprètent leur propre rôle. Ce ne sont pas des comédiens professionnels, mais ce ne sont pas complètement des amateurs. Rencontre à l’occasion des représentations de La Vie secrète des vieux au Théâtre des Abbesses.
Quand il évoque les femmes et les hommes – il y a aussi parfois des enfants – qui interviennent dans ses créations, Mohamed El Khatib les présente comme « des experts d’eux-mêmes ». Ainsi que ce soient les supporters du RC Lens dans Stadium, Corinne Dadat dans Moi, Corinne Dadat, Fanny et Daniel dans C’est la vie, pour citer quelques exemples, les personnes que l’on voit et que l’on entend sur scène dans ses spectacles sont avant tout elles-mêmes. Ce qui signifie que ce qu’elles ont à transmettre n’appartient qu’à elles. De là à dire que le travail de Mohamed El Khatib relève du théâtre documentaire, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir ; même si une parenté existe, bien sûr. Mais fondamentalement sa démarche est d’un autre ordre où l’enjeu principal consiste, d’une part, à donner la parole à ceux que d’habitude on n’entend pas et, d’autre part, à attirer notre attention sur des réalités que pour une raison ou pour une autre on préfère en général ne pas voir.
Une telle approche de la scène pose bien sûr une foule de questions, à commencer par la façon dont Mohamed El Khatib gère le fait que les protagonistes de ses créations ne sont pas préparés à s’exposer, représentation après représentation, face à un public. Sachant qu’à chaque fois ils sont la raison d’être du spectacle, pour le metteur en scène le facteur déterminant dans sa relation avec celles et ceux à qui il propose de participer à une de ses œuvres, c’est la confiance. « La plupart du temps, quel que soit le sujet abordé, les gens que je rencontre me racontent une histoire. En général, le plus difficile c’est de les convaincre de monter sur scène pour raconter cette histoire devant un public. Une fois d’accord, il faut les mettre en confiance. Je leur explique toujours que nul autre qu’eux ne connaît mieux ce dont ils vont parler et qu’ils sont les seuls à pouvoir l’exprimer de cette façon. Le plus important, c’est de ne pas dénaturer leur témoignage. Pour cela je m’efforce de recréer les conditions de la rencontre pour maintenir le naturel, la spontanéité, la parole libre. Pour moi c’est d’abord un enjeu démocratique : tout le monde peut faire du théâtre. Simplement quand il s’agit de faire entendre une parole que d’habitude on n’entend pas, ça prend plus de temps pour obtenir que les spectateurs adoptent un regard différent. C’est-à-dire de ne pas regarder selon les critères dominants de l’acte théâtral : l’interprétation, la qualité du jeu, etc. »
Dans ces conditions, le travail consiste à créer un environnement où la parole s’épanouisse librement, sachant que ce qui est dit dans le spectacle est le fruit d’un processus d’écriture commun entre le metteur en scène et la personne au centre du spectacle. Mohamed El Khatib : « C’est à la fois très libre et très structuré avec une place pour l’improvisation. Mais cela demande beaucoup de précision. Dans le cas de C’est la vie , par exemple, où Fanny et Daniel parlent de la mort de leurs enfants, il fallait trouver la bonne distance. C’est une question d’équilibre. Dans le cas de La vie secrète des vieux la difficulté était de convaincre ces personnes âgées qui évoquent leur vie sexuelle de parler en public parce qu’ils redoutaient de choquer de leurs enfants. En ce sens ils sont doublement courageux parce qu’ils acceptent d’affronter non seulement les spectateurs, mais leurs propres familles. Ce sujet, c’est un tabou. En ce sens il s’agit d’un spectacle d’intérêt public. En revanche, c’est formidable la façon dont ils ont joué le jeu. C’est le privilège du grand âge. Ils n’ont aucune angoisse ni à se raconter, ni à s’exposer sur scène.»
Hugues Le Tanneur