Entretien avec Benjamin Alard
A. de F. : Pouvez-vous nous parler de la spécificité du grand orgue de la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière, mais aussi de l’acoustique de ce lieu si particulier ?
B. A. : C’est un orgue qui possède trente-et-un jeu réparti sur trois claviers manuels et un pédalier. Construit en 1709 par un certain « Monsieur Briel, compagnon de Maître Deslandes », il a subi une importante modification effectuée par Antoine Suret en 1861. Suite à une dernière restauration par le facteur Erwin Müller en 1977, l’orgue est devenu un instrument néo-baroque qui n’a pas bougé depuis. Il n’est pas très grand mais remplit tout à fait la nef dans laquelle il est installé. La Chapelle comporte huit nefs en étoile qui ont pour axe la coupole centrale. Ce dispositif permettait à des malades ayant différentes pathologies de ne pas se croiser. L’orgue se trouve dans l’une des chapelles d’axe qui servait sans doute de nef principale pour les fidèles en bonne santé. Avec Georges Gara, le conseiller musique au Théâtre de la Ville et mon agent Jean-Marc Peysson, je suis allé voir au printemps l’orgue pour réfléchir à un programme adéquat. J’ai été charmé par la poésie des timbres qui s’en dégage. C’est un orgue qui possède par ailleurs des couleurs françaises. L’acoustique est très belle et claire, à condition de rester dans la nef car dès que l’on s’éloigne, il ne reste plus qu’un halo sonore.
A. de F. : Parallèlement à votre activité de claveciniste, vous êtes co-titulaire de l’orgue Bernard Aubertin de l’église Saint-Louis-en-l’Île à Paris sur lequel vous donnez régulièrement des récitals consacrés, entre autres, à la musique de J.S. Bach. En quoi l’orgue de la Chapelle Saint-Louis s’en différencie ?
B.A. : Après mes études d’orgue et de clavecin à la Schola Cantorum de Bâle suivies de l’obtention du Premier Prix au Concours international de Bruges, j’ai été nommé co-titulaire de l’orgue Bernard Aubertin en 2005. C’est un orgue beaucoup plus français dans ses timbres. Mais cela fait trois ans que je ne le joue malheureusement plus car le grand orgue est bâché pour le protéger d’importants travaux effectués dans l’église. Les concerts ont parfois été déplacés au Temple du Foyer de l’Âme. Je suis donc très heureux d’avoir l’opportunité de jouer un autre orgue. En fonction de l’instrument et de l’acoustique qui varie selon le nombre d’auditeurs, il faut se préparer à jouer différemment et à adapter les œuvres par rapport à ce que dit l’orgue et aux timbres que l’on peut choisir ; il est d’ailleurs difficile de les fixer à l’avance, ce qui oblige à refaire tout un travail puisque l’on découvre la musique sous un autre aspect à chaque fois. Cela conduit à repenser notre interprétation en se laissant aller aux bonnes ou mauvaises surprises que nous réserve l’instrument.
A. de F. : Lors de ce concert, vous allez retracer près de quarante ans de la production de Bach, de la célèbre Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 – une pièce de jeunesse écrite avant 1708 – aux Variations Canoniques BWV 769 sur le cantique de Noël « Vom Himmel hoch, da komm’ ich her » (Du haut des cieux, je viens vers vous), œuvre de la maturité composée en 1746-1747 lors des dernières années du compositeur à Leipzig. Comment avez-vous conçu ce programme ?
B.A. : Tout d’abord, je tenais à commencer par la Toccata et fugue en ré mineur. Bach a employé la toccata dans des formes très libres et improvisées héritées du stylus phantasticus illustré par Dietrich Buxtehude qu’il admirait. D’autre part, je voulais présenter un pan de sa production lié aux transcriptions avec les Six Chorals Schübler qui sont issus de ses cantates. Quant aux Variations canoniques pour un orgue à deux claviers et pédalier, elles illustrent Bach à l’apogée de sa production pour orgue – l’équivalent pour clavecin étant les Variations Goldberg, bien que l’écriture soit plus concentrée et poussée au niveau des canons dans les Variations canoniques. La dernière variation enchaîne par exemple une succession de canons. C’est un tour de force au niveau du contrepoint avec des canons qui peuvent se répondre en mouvement contraire. Ce n’est pas un hasard si Bach choisit d’insérer son nom de famille (motif formé par les notes si bémol, la, do, si) à deux reprises dans cette œuvre. Il présenta cette dernière lors de son entrée à la Société de correspondants pour les sciences musicales (« Korrespondierende Societät der musikalischen Wissenschaften ») fondée à Leipzig en 1738 par Lorenz Christoph Mizler. Enfin, la Passacaille et Fugue en ut mineur BWV 582 montre davantage une influence française ; la passacaille, une danse d’origine espagnole, mais qui a été très présente en France (comme la chaconne, la courante, etc.), est une pièce écrite sur une basse obstinée. On a longtemps pensé que la Passacaille et Fugue était une œuvre de première maturité, alors qu’elle semble plutôt avoir été composée entre 1708 et 1717 ; elle figure d’ailleurs dans l’Andreas Bach Buch. Dans cette passacaille, Bach reprend un thème dont la première moitié est issue d’une messe pour orgue (Trio en Passacaille) du premier Livre d’orgue du compositeur français André Raison qui était organiste à l'église des Jésuites de la rue Saint-Jacques à Paris. Il l’énonce d’abord à la basse, avant qu’une série de variations et de fugues s’enchaînent. Sur un orgue d’influence française, on peut orchestrer la pièce pour faire ressortir certaines voix ; la pièce s’y prête bien. Mais Bach n’a laissé aucune indication, donc l’interprète a une grande liberté. Sous l’influence symphonique, de grands organistes commencent très doucement en faisant un grand crescendo jusqu’à la fin.
A. de F. : Les Six Chorals Schübler BWV 645-650 (autour de 1747) de Bach – des transcriptions de cantates suite à la demande de son ancien élève, l’éditeur Johann Georg Schübler – sont à votre répertoire depuis de nombreuses années. Comment évolue votre interprétation de cette œuvre au fil du temps ?
B.A. : Je dirais que mon interprétation devient de plus en plus libre. Lorsqu’il n’est pas à la main gauche ou droite, le choral peut être joué à la pédale, avec une voix très aiguë, ce qui est assez périlleux. Il faut parvenir à être libre et à donner un caractère lié au texte du choral en allant voir l’original par rapport à l’articulation. Mais bien sûr, plus on maîtrise le texte, plus on parvient à trouver un équilibre. Grâce à cette édition de Schübler, le premier choral est devenu un standard ; le compositeur français Charles-Marie Widor a d’ailleurs composé une grande paraphrase à partir de celui-ci (dans Bach’s Memento IV, « Marche du Veilleur de Nuit »).
A. de F. : Le triptyque Toccata, Adagio et Fugue en ut majeur BWV 564 et le diptyque Passacaille et Fugue en ut mineur BWV 582 ont été composés alors que Bach était titulaire de l’orgue à la chapelle du château de Weimar entre 1708 et 1717. Selon vous, comment sa propre pratique d’organiste a affecté la conception de ces œuvres ?
B.A.: Bach improvisait énormément à l’orgue. Mais à l’époque il fallait des souffleurs pour jouer de cet instrument (sauf dans le cas d’un petit orgue de chambre que l’on pouvait actionner avec une pompe à pied). Ainsi, le jeu de l’orgue était toujours un moment exceptionnel. Il fallait donc être un musicien expérimenté pour pouvoir improviser. Par contre, la pratique des différents claviers superposés et du pédalier pouvait se faire à la maison avec le clavecin ou le clavicorde à pédalier. Cela était le cas de Bach. Il est clair que sa pratique de l’orgue a nourri l’inspiration de ces compositions. Cet instrument est un monde sonore qui idéalise pour lui à la fois la voix puisqu’il est composé de tuyaux, mais aussi l’orchestre.
A. de F.: Selon certaines études musicologiques, la paternité de la Toccata et fugue BWV 565 reste à ce jour incertaine. Quel avis avez-vous sur la question ?
B.A: C’est un débat mythique ! Effectivement, il n’existe pas de manuscrit autographe et la pièce n’a pas été éditée du temps du compositeur. Cette œuvre à la fois très réussie, mais aussi étrange à certains égards. Les toccatas pour clavier écrites par Bach à la même période sont d’ailleurs beaucoup plus structurées. Mais la Toccata en ré mineur pourrait être une exception ou même un fragment d’une œuvre. S’il y a des éléments de la fugue qui sont très bien écrits, la fin reste tout de même curieuse. Le doute subsiste donc. A. de F. : Vous poursuivez votre exploration discographique de l’œuvre pour clavier de J.S. Bach auquel vous avez déjà consacré quatre volumes chez Harmonia Mundi. Est-ce que certaines œuvres du concert figureront dans le prochain volume ?
B.A. : Il y aura la Toccata et fugue en ré mineur BWV 565 dans le volume 5 qui sortira à l’automne et qui s’intitulera justement « Toccatas » avec des œuvres que j’ai enregistrées au clavicorde, au clavecin à pédalier et à l’orgue. Au niveau temporel, ce sont des pièces composées en clôture de la période de Weimar. La Passacaille en ut mineur BWV 582 figure dans le volume 3 « À la française » et le triptyque Toccata, Adagio et Fugue en ut majeur BWV 564 dans le volume 4 « Alla veneziana ».
A. de F. : Dès mars 2020, la pandémie a mis à l’arrêt la vie culturelle qui reprend progressivement depuis cet été. Comment ce moment hors du temps vous a affecté en tant que musicien ?
B.A.: Les nombreuses annulations de concert ont été éprouvantes. Mais la pratique du clavicorde a été extrêmement salvatrice pour moi. Le travail intensif sur cet instrument m’a énormément apporté. Il est certain que lorsque l’on sort d’une telle crise, on a une soif de rejouer en concert et un besoin de se projeter dans l’avenir. J’en profite d’ailleurs pour remercier Georges Gara, ainsi que toute la direction du Théâtre de la Ville pour cette magnifique opportunité de concert. Je suis très reconnaissant de leur fidélité.
Propos recueillis par Anne de Fornel