Entretien avec (LA)HORDE à propos de ROOMMATES
UNE ENRICHISSANTE COHABITATION
Roommates est votre deuxième programme avec transmissions et créations de chorégraphes invités, entourées de vos propres oeuvres. Que représente cette forme pour vous ?
Concevoir un programme est une nouvelle pratique pour nous depuis que nous sommes arrivés à la direction du Ballet national de Marseille. Nous imaginons la conception d’un programme comme la curation d’une exposition collective. Nous aimons penser qu’une histoire s’écrit dans l’imaginaire des spectateurs entre toutes ces oeuvres. Qu’ils puissent sur l’ensemble d’une même soirée observer la métamorphose des danseurs qui traversent chacune des pièces.
Dans Roommates, il y a différentes approches chorégraphiques et générations d’artistes, des écritures qui ont formé notre regard, qui nous ont donné nos premières émotions et nous ac¬compagnent aujourd’hui encore. Les Indomptés de Claude Brumachon et Benjamin Lamarche est un duo qui nous a marqués profondément par sa force poétique et queer lors de sa création en 1992. Cecilia Bengolea et François Chaignaud font partie des artistes que nous avons toujours suivis. Proches de notre génération, leur générosité et leur personnalité créent une écriture puissante qui interroge diverses formes de danses. Peeping Tom évoque nos premiers chocs en tant que spectateurs : la théâtralité et la cinématographie de leur pièces nous ont toujours émus et bouleversés.
Quant à Lucinda Childs, elle nous accompagne depuis notre participation à Danse élargie avec To Da Bone en 2016, où elle était membre du jury. Ensuite, nous avons repris Tempo Vicino, la pièce qu’elle avait écrite pour le Ballet national de Marseille en 2009. Pendant le confinement, nous avons pu échanger avec elle via Zoom et grâce à ces discussions régulières, nous compre¬nons son écriture en profondeur. Tous ces univers vivent ensemble dans ce programme, tels des colocataires. D’où le titre, Roommates.
En voyant les six pièces d’un trait, on a l’impression que vous avez cherché à créer une dramaturgie autour du désir et d’énergies parfois violentes, d’autant plus que vous lancez le programme sous ce jour, avec votre création Weather is sweet. Comment préparez-vous cela avec les chorégraphes invités ?
L’association libre des pièces entre elles, qui se succèdent, provoque une interprétation pour le spectateur. Un programme chorégraphique, c’est presque une pratique psychanalytique au final. Même si nous avons une idée en tête pour la cohérence de l’ensemble, nous ne sommes dans aucun rapport d’influence concernant l’écriture des créations avec les chorégraphes que nous invitons. L’impression d’une certaine cohérence résulte dans le choix des oeuvres et de l’ordre dans lequel nous agençons les différentes pièces. Ensuite, il y a un fil rouge qui est celui des onze interprètes qui traversent les propositions, car tous sont chargés de l’histoire que nous construi¬sons avec eux depuis notre arrivée au Ballet national de Marseille.
On sait que Peeping Tom travaille beaucoup avec des effets spéciaux. Mais ici les danseurs sont les effets !
Pour cette pièce la scénographie est radicale : un plateau nu, empli de fumée. Les danseurs ont travaillé activement aux côtés de Franck Chartier pour créer ce quatuor. La pièce est écrite à partir d’eux, et ils sont extrêmement joueurs quand il s’agit de pousser les limites du travail de portés et de partnering. Pour le plus grand bonheur de Peeping Tom qui aime jouer de la souplesse de ses interprètes. Au départ, ils devaient reprendre des éléments de leur répertoire, mais quand ils ont rencontré la compagnie, ils ont voulu faire une création. Et l’histoire a été la même avec Cecilia Bengolea et Francois Chaignaud qui ont créé une nouvelle pièce en rencontrant le groupe. Les contrastes sont souvent enrichissants, par exemple quand Concerto de Lucinda Childs est suivi des Indomptés, transmis par Claude Brumachon et Benjamin Lamarche. De telles rencontres peuvent déplacer la lecture d’une pièce. Aussi Concerto n’est soudainement plus une affaire formelle, mais peut évoquer la mythologie, une excitation des dieux… C’est la magie des formes pures ! Selon le contexte, il peut y avoir de multiples interprétations et c’est ce qui nous plaît beaucoup dans le travail de Lucinda Childs. Nous avons choisi Concerto pour son côté extrêmement contemporain, alors que la pièce fêtera ses 30 ans l’année prochaine. Les Indomptés a été créée juste avant, en 1992 ! Que raconte ce duo aujourd’hui ? Dans les années 1990, montrer ainsi deux hommes au torse nu défendait une forme stigmatisée de l’amour. Aujourd’hui on y raconte encore un combat mais aussi de la douceur, le désir et la beauté à être ensemble !
Propos recueillis par Thomas Hahn