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Nous avons appris avec une grande tristesse la disparition de Jean-Claude Carrière ce lundi 8 février 2021, à l'âge de 89 ans. Écrivain, scénariste et dramaturge, ce conteur exceptionnel nous a fait rêver le 16 octobre 2019, lors d’une Grande Rencontre Art & Science, en compagnie de l’astrophysicien Jean Audouze. Dans ce témoignage émouvant, Jean Claude Carrière nous raconte avec poésie son parcours singulier : de Jacques Tati à Peter Brook en passant par Louis Buñuel, cet érudit insatiable partage avec humour les grandes rencontres de sa vie.

  • Ce rendez-vous en public s’est fait dans le cadre du programme Art & Science du Théâtre de la Ville, développé par Emmanuel Demarcy-Mota.

Rencontre publique au Théâtre de la Ville-Espace-Cardin entre Jean-Claude Carrière et l’astrophysicien Jean Audouze. 16 octobre 2019 dans le cadre des rencontres Arts et Sciences du Théâtre de la Ville. « Il y a des mystères dans le cinéma. Quand on passe d’une séquence de nuit à une autre séquence de nuit, c’est toujours la même nuit. »


EXPLORER LES NOUVEAUX LANGAGES DU 20E SIÈCLE

JEAN AUDOUZE. – Tu as coutume de dire que tu es arrivé à un moment où tu as pu essayer un grand nombre d’écritures. En sachant que l’écriture cinématographique est arrivée en même temps que toi. Tu es en quelque sorte la première génération qui nait avec ce langage que l’on appelle cinéma.

JEAN-CLAUDE CARRIÈRE. – À la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire en 1894, on ne pouvait encore que parler de théâtre et de littérature. Je crois avoir été rapidement conscient - j’avais 24 ou 25 ans - que j’étais né dans un siècle qui inventait de nouveaux langages. Et le premier de ces langages a été le cinéma. Le cinéma muet, puis parlant ; entre-temps la radio, qui permettait de porter la voix à distance ; puis la télévision, qui permettait de porter la voix et l’image à distance ; puis encore l’image de synthèse et plus tard le monde numérique.

Toutes ces techniques - et c’est cela qu’il faut bien comprendre - ont demandé à chaque fois un nouveau langage. On ne peut pas écrire au cinéma comme on écrit au théâtre, on ne peut pas écrire un roman comme ont écrit une pièce radiophonique, etc. Et c’est cela qui m’a fasciné toute ma vie. Je voulais expérimenter chacune de ces techniques. J’ai écrit des livrets d’Opéra et j’ai fait des disques de chanson - dont un entier avec Juliette Gréco, qui est l’un de mes meilleurs souvenirs.

Bien sûr, j’avais à chaque fois des histoires à raconter. Mais je voulais avant tout éprouver une nouvelle technique qui était de ma génération et que Victor Hugo n’avait pas connue. Il y aura peut-être de nouvelles formes de langages lors des prochaines générations. Nous voyons déjà dans le cinéma de nouvelles formes de productions et de diffusions, de type Netflix ou Disney. C’est-à-dire qui diffuse le même film dans le monde entier par le canal de la télévision. Que va-t-il arriver, que va-t-il se passer ? Évidemment, nous n’en savons rien.


PREMIERS SOUVENIRS DE LECTEUR ET DE SPECTATEUR

Je voudrais revenir sur certaines des techniques que j’ai pratiquées. Pour le théâtre j’ai commencé par être spectateur. Je suis un tout petit paysan du midi. D’une famille qui était socialement très peu éduquée et assez pauvre. Il n’y avait aucun livre et aucune image chez mes parents. J’ai pourtant passé ma vie dans les livres et dans les images, c’est peut-être un peu pour cela.

Mes premiers souvenirs de théâtre sont les opérettes à Lamalou-les-bains. Mes parents, quand ils pouvaient se le payer, allaient voir, avec leurs voisins, Le pays du sourire, La fille du tambour-Major, les grands classiques de l’opérette. J’ai commencé par cela. C’est-à-dire que je peux encore vous chanter aujourd’hui: « Je t’ai donné mon cœur, tu tiens en toi tout mon bonheur » de Strauss. Ma première émotion fut de voir que des gens constitués apparemment comme moi - avec des jambes, un corps, une tête - pouvaient jouer d’autres personnages et me raconter des histoires.

J’étais très impressionné et très vite, à l’âge de 9 ans, j’ai commencé à raconter des histoires. Je n’avais pas de livre, mais à l’école on m’en prêtait. Dans la Bibliothèque Verte il y avait des westerns, j’ai donc commencé à écrire des histoires de pirates et de westerns, que j’illustrais. Vers l’âge de 10-11 ans, j’ai commencé à aller au cinéma. Mes premiers films, toujours à Lamalou-les-bains, étaient ceux de Marcel Pagnol ou d’Alexander Korda : La fille du puisatier, Marius.


RENCONTRES ARTISTIQUES FONDATRICES

J’ai commencé par travailler dans le cinéma, le théâtre est venu un peu après. Jusqu’à récemment (je travaille en ce moment avec Louis Garrel), j’ai toujours travaillé avec des gens plus âgés que moi : Jacques Tati, Louis Buñuel, Peter Brook (avec qui j’ai travaillé 37 ans) qui m’ont tous beaucoup appris. La plus grande aventure de ma vie est ma collaboration avec Peter Brook.

J’ai commencé par publier un livre quand j’étais étudiant. J’ai eu beaucoup de chance et je vais tout de même dire cela : nous devrions tous, chaque jour, nous répéter ‘Vive la République’. Parce que c’est grâce à la République que j’ai pu avoir cette vie. L’une de mes institutrices a dit à mes parents que j’étais un bon élève et que je devais passer une bourse d’études. J’ai passé cette bourse et j’ai été reçu dans un collège religieux pendant la guerre. Je peux donc vous célébrer la messe si vous le désirez, encore aujourd’hui. Je n’ai pas les habits, mais j’ai joué des prêtres, et même des évêques. J’ai même joué un évêque hérétique espagnol qui a été brulé au Vème siècle. Il s’agit d’un personnage de La Voie lactée de Buñuel. Pour l’anecdote : j’ai reçu cet été une lettre d’Espagne de l’association de Los amigos de Presciliano. Donc, il existe en Espagne une association des amis de cet hérétique qui a été brulé et que j’ai joué. Association qui me demandait si je voulais être leur président. J’ai accepté immédiatement et avec enthousiasme. L’homme qui vous parle aujourd’hui est, entre autres, président de l’association de los Amigos de Presciliano. La vie nous amène quelques fois dans des chemins divers, tortueux, qu’il ne faut jamais refuser. Il faut toujours s’engager là ou quelque chose nous appelle. Quitte à rebrousser chemin si on se trompe.

Pour en revenir à mon parcours. J’ai fait de bonnes études, j’étais un normalien, fidèle spectateur de la cinémathèque et j’ai fait neuf ans de Grecs anciens. Tout cela compte. Et c’est à l’école que j’ai commencé à écrire des romans. L’un de mes premiers romans fut Lézard, publié chez Robert Laffont. C’est une sensation que je souhaite à tout le monde : envoyer un roman à un éditeur qui souhaite le publier. Tout à coup, une énorme porte s’ouvre…

Robert Laffont avait un contrat avec Jacques Tati qui tournait à ce moment-là Mon oncle. Laffont me demande si je désirais participer à un concours parmi ses jeunes auteurs pour éventuellement écrire Les vacances de monsieur Hulot en livre – pour faire une novélisation du film. J’ai alors écrit un chapitre des Vacances de Monsieur Hulot et j’ai été choisi. C’est comme cela que cela a commencé. J’arrive alors chez Jacques Tati, rue Dumont d’Urville. J’étais très impressionné, car Tati était une grande figure du cinéma. Il me reçoit chez lui. Il parlait toujours avec la main devant la bouche et m’a dit : j’ai lu votre livre. Mais ce n’était pas vrai, il ne l’avait pas lu. C’était son assistant Pierre Étaix qui l’avait lu et qui lui avait dit qu’il était intéressant. Tati m’a posé cette question absolument inoubliable : qu’est-ce que vous savez du cinéma ? Ce à quoi je réponds : je vais à la cinémathèque toutes les semaines, j’ai vu tous vos films quatre fois. J’aime beaucoup le cinéma. Il me reprend et me redemande : est-ce que vous savez comment on fait un film ? Je lui ai alors répondu que je ne savais rien.

Il eut alors cette intuition de génie : il a appelé Suzanne Baron qui était sa monteuse, et il lui a dit cette phrase : Suzanne, prenez ce jeune homme et montrez-lui ce qu’est le cinéma. Suzanne Baron m’a alors emmené jusqu’à sa salle de montage, qui était son petit domaine. Elle prit la première bobine des Vacances de monsieur Hulot qu’elle mit à tourner avec le scénario à côté et elle me dit : tout le problème est de passer de l’un l’autre. C’est-à-dire de l’écrit au filmé. Et je suis resté avec elle deux semaines, qui ont été absolument fondatrices pour moi. J’ai écrit le livre qui a été un succès. Pendant ce temps, nous nous sommes découverts, Pierre Étaix et moi, des goûts communs pour le cinéma comique comme celui de Tati. C’est comme cela que tout a commencé. Nous avons commencé avec deux courts métrages. Le second a gagné l’Oscar à Hollywood. Je me rappelle être dans le bureau du producteur Paul Claudon, qui sautait de joie en disant : on a l’Oscar, on a l’Oscar. De mon côté je me demandais ce qu’était l’Oscar. Nous avons ensuite réalisé Le soupirant qui est devenu un très grand succès.


ÉCRIRE UN SCÉNARIO

On ne peut pas écrire un scénario comme on écrit un roman. Ce ne sont pas du tout les mêmes approches et procédés. Au cinéma, il n’y a pas de voix intérieure, il y a beaucoup de choses qui manquent par rapport au roman. Mais le cinéma à d’autres armes : les images et les rapports d’images. La question de la technique est très importante.

J’ai fondé la FEMIS en 1986 et je l’ai présidée pendant dix ans. J’insiste, la technique est absolument essentielle. J’avais envie de mettre sur le fronton de la FEMIS une phrase de Georges Brassens (d’une chanson dans laquelle il parle d’une prostituée, Le mauvais Sujet repenti): « elle avait le don, c’est vrai, j’en conviens, elle avait le génie, mais sans technique un don n’est rien qu’une sale manie ». Pour moi cette phrase est aussi fondamentale que celle de Tati : montrez-lui ce qu’est le cinéma. Il faut absolument connaitre quelle est la technique du cinéma pour écrire un scénario. Il faut se demander combien de temps une scène va durer, combien cela va coûter, combien de temps va durer le film dans sa totalité.

La meilleure école est la salle de montage. Tout le matériel du film est déjà là, tourné, et un vrai professionnel est en train de construire le film. Encore aujourd’hui, pour chaque scénario que j’écris, je demande de participer au montage. Il m’est même arrivé de monter des films que je n’avais pas écrits.


JACQUES TATI

Je reviens un instant sur Jacques Tati, car je lui dois beaucoup. Le premier jour où j’ai été chez lui, il m’a invité à déjeuner. On sort dans la rue pour aller au restaurant alors qu’il pleuvait. Je lui dis alors innocemment que lorsqu’il pleut les voitures ralentissent et les passants accélèrent. Il me répond : vous avez remarqué cela vous ? Ce fut le premier contact, le premier lien que nous avons par la suite longuement développé. J’ai connu Jacques Tati jusqu’à la fin de sa vie et je lui serais toujours éternellement reconnaissant.


LUIS BUÑUEL

JEAN AUDOUZE.- Qu’as-tu appris de Louis Buñuel ?

Chaque fois que l’on change de partenaire, à chaque fois que l’on écrit un scénario avec le metteur en scène en face de soi, commence une nouvelle période d’adaptation et d’apprentissage. Au début, on m’apprend que Luis Buñuel, qui venait de recevoir la Palme d’Or, cherchait un scénariste français pour adapter le Journal d’une femme de chambre. Micheline Rozan, qui a été par la suite directrice du Théâtre des Bouffes du Nord pendant trente ans, me demande si je voulais rencontrer Buñuel à Cannes. Je prends alors le train pour Cannes et nous déjeunons ensemble. Nous avons parlé de son projet et nous nous sommes aperçus que nous avions la même idée. Journal d’une femme de chambre est l’histoire d’une femme de chambre qui va d’un patron à l’autre. Il fallait faire attention à ne pas faire un film à sketchs. J’avais donc eu l’idée de regrouper plusieurs des patrons en une seule famille, aux côtés d’une autre famille, afin de regrouper le film.

Lors de mon premier déjeuner avec Buñuel, j’étais très impressionné. Il avait près de 70 ans et un passé glorieux. Il est venu vers moi, m’a serré la main et la première question qu’il m’a posée est : est-ce que vous buvez du vin ? Je lui répondis que non seulement je bois du vin, mais que j’en produits, car je suis le fils d’un petit vigneron. Le fait d’avoir eu la même idée pour le film nous a beaucoup rapproché lors de notre premier entretien. Huit jours plus tard, j’apprenais que je partais pour Madrid. Nous avons travaillé vingt ans ensemble et nous avons fait huit scénarii dont six sont devenus des films de Buñuel. Je me suis tout de suite rendu compte que je me trouvais en finale des Jeux olympiques du cinéma et qu’il fallait que je sois le plus inventif et le plus créatif possible. Après cinq ou six jours, Serge Silberman, le producteur, arrive de Paris. Buñuel et moi vivions ensemble dans le même immeuble, nous petit-déjeunions, déjeunions et dinions ensemble. Un soir, Silberman m’invite à diner sans Buñuel, ce qui me paraissait étrange. Il me dit alors que Louis était très content de moi mais qu’il fallait lui dire « non » de temps en temps. À partir de ce moment-là, j’ai commencé à dire à Buñuel que je n’aimais pas certaines de ses idées.

Nous avons d’abord travaillé loin des grandes villes, sans femme, sans amis et tous les jours. Trois heures le matin, trois heures l’après-midi et je rédigeais le soir. Buñuel avait un grand sens de l’humour. Nous avions imaginé qu’il y avait dans la chambre dans laquelle on travaillait un couple de Français - Georgette et Henri - intéressé par la culture et par le cinéma. Ils étaient assis à côté de nous et assistaient à notre travail. De temps en temps, Buñuel ou moi, nous nous tournions vers ce couple imaginaire et demandions : qu’en penses-tu Georgette ? Une fois, Buñuel, très sérieux, s’est levé en ramassant tous ses papiers qu’il a mis sous le bras et dit : vient Georgette, ce film n’est pas pour nous, et il est sorti en claquant la porte. Cet exercice était très intéressant, car il était une manière de dire que si Henri et Georgette vont voir un film de Buñuel, c’est parce que cela les intéresse, et qu’il ne faut pas leur faire les concessions commerciales habituelles. Il faut les maintenir dans la salle jusqu’au bout. Au bout du troisième film, nous nous sommes accordé un droit de veto strict. Si l’un dit quelque chose et l’autre dit non, on ne discute pas, on ne cherche pas à savoir pourquoi. Comme le disait Buñuel, cela nous faisait gagner du temps. Nous avons travaillé comme cela pendant 20 ans. Nous avons aussi écrit un livre ensemble, Mon dernier soupir.


COLLABORATION AVEC PETER BROOK

Revenons un petit peu en arrière. Micheline Rozan m’invite donc à diner à l’époque de Journal d’une femme de chambre (1963). Jeanne Moreau habitait au-dessus de chez Micheline. Donc voir Jeanne Moreau ne m’a pas étonné. Mais, juste après, arrivent Maurice Béjart, Orson Welles et Peter Brook et je me demande ce que je fais autour de cette table. Il s’agit d’une rencontre importante car c’est là que j’ai rencontré Peter Brook. Nous sommes très différents. Lui est d’origine lettonne, né en Angleterre, très anglais, blond, fin, délicat ; moi je suis très latin, toutes mes racines sont sombres et brunes. Quand il a créé le centre international des Bouffes du Nord, il m’a demandé si je voulais travailler avec lui. Commence alors notre longue collaboration de trente-sept ans. Parler du travail de théâtre avec Peter Brook est une chose difficile. Il fallait faire partie d’une troupe et il fallait participer aux exercices de cette troupe afin de faire partie de l’ensemble. Mais j’avais la responsabilité du texte. Peter m’appelait le dramaturge qui est une fonction qui n’existe théoriquement pas en France - en Allemagne et en Angleterre, elle existe. C’est le responsable du texte, que ce soit un original ou non.

Quand on a mis en scène Ubu Roi d’Alfred Jarry, il n’était pas question de toucher le texte, évidemment. Mais de pouvoir raconter aux acteurs de la troupe (étrangers ou non) la façon d’écrire de Jarry. Pourquoi « merdre », par exemple. J’ai notamment traduit Shakespeare sous la direction de Peter Brook. Mais le texte qui m’a demandé le plus de temps et m’a valu le plus de récompenses est le Mahabharata indien. Il s’agit d’une pièce qui durait neuf heures et avec laquelle on a fait une série de télévision et un film. J’ai été en Inde de nombreuse fois (quarante-sept, j’ai compté).


TRAVAILLER SUR LE MAHABHARATA

JEAN AUDOUZE. - Comment as-tu travaillé ce poème, qui est immense ?

JEAN-CLAUDE CARRIÈRE.- Le poème est en effet immense. Il est environ comme douze fois la Bible. Heureusement nous avions déjà une traduction en français qui date du XIXe siècle, qui n’est pas excellente, mais qui n’est pas mauvaise, bien qu’incomplète (dix-sept livres sur dix-huit). Il n’existait pas d’autres traductions. Il s’agit d’une œuvre absolument splendide et le cœur de l’inde est à l’intérieur de cette œuvre. Après les Vedas, il y a le Mahabharata et le Ramayana, qui sont les deux grands poèmes épiques.

Assez tôt, je me suis senti responsable de transmettre quelque chose que personne ne connaissait, d’abord en français, puis en anglais (avec Peter Brook). Quand nous partions pour l’Inde, nous emmenions toujours avec nous deux ou trois acteurs français ou étrangers pour participer à des ateliers, pour essayer de pénétrer et de comprendre des notions qui nous étaient complètement étrangères. Dans ce poème, on demande à un moment à l’auteur du poème : pourquoi as-tu écrit ce poème ? Il répond : pour inscrire le dharma dans le cœur des hommes. Tous les Indiens savent ce qu’est le dharma, mais pas nous. Cela devient très vite un casse-tête. Le Mahabharata est un poème assez prétentieux qui dit par exemple : tout ce qui est dans le Mahabharata est ailleurs ; ce qui n’y figure pas n’existe pas. C’est un peu vrai. C’est-à-dire que ce livre explore des territoires dans lesquels nous n’osons pas nous aventurer. En particulier dans la violence et dans l’érotisme. L’auteur du poème est un aède, il ne sait donc pas écrire et a besoin de l’aide d’un Dieu pour le faire, tout simplement parce que l’écriture n’a pas encore été inventée. C’est un vieil homme qui parcourt pieds nus les chemins de ce monde en récitant. À un moment donné, il se retrouve à court de personnages. Quelqu’un lui dit alors :

  • Si ton poème doit continuer, il faut que tu inventes des personnages.
  • Mais je ne sais pas inventer de personnages, répond-il.
  • Il y a trois princesses qui sont là, tu dois faire l’amour à ces trois princesses et leur faire des enfants, pour que ton histoire puisse continuer
  • Mais je suis l’auteur du poème.
  • C’est donc à toi de faire le nécessaire. Il passe alors d’une chambre à l’autre et fait trois enfants, qui seront les héros du poème qui va suivre, le Vyasa. Il s’agit de l’apogée de la création poétique. Il est difficile d’imaginer mieux, à la fois physiquement, psychiquement et intellectuellement. Il faut non seulement faire des enfants, mais il faut raconter leur histoire.

À LA CROISÉE DES ARTS ET DES SCIENCES

JEAN AUDOUZE, au public - Il faut savoir que Jean-Claude Carrière a acquis une solide culture scientifique.

JEAN-CLAUDE CARRIERE.- Et ce fut grâce à Jean Audouze et à Michel Cassé. À l’époque où l’on jouait le Mahabharata , autour de 1985, j’ ai invité Hubert Reeves, Jean Audouze et Michel Cassé à venir voir la pièce. Nous avions un projet de film à faire avec Hubert Reeves (qui l’on n’a finalement pas fait). Mais il m’a présenté ses deux élèves - Jean et Michel. Jean dirigeait à ce moment-là l’institut d’Astrophysique de Paris. Suite à un déjeuner, nous avons réalisé que nos deux mondes avaient des choses à se dire. C’est à partir de ce moment-là que nous nous retrouvions à trois tous les jeudis. Nous avons discuté pendant deux ans avant d’écrire un livre ensemble. La science m’a beaucoup attiré et j’avais peur de passer à côté de la plus grande révolution de l’esprit du XXe siècle. Si je ne m’y intéressais pas un minimum, j’allais mourir idiot.


LA CONTROVERSE DE VALLADOLID

JEAN AUDOUZE. -Je souhaite te demander de nous raconter la Controverse de Valladolid.

JEAN CLAUDE CARRIERE. - La controverse de Valladolid est en quelque sorte mon classique puisqu’il est au baccalauréat. Cela est venu d’une demande de la télévision, à l’occasion de l’année 1992 qui fêtait le 500e anniversaire de la découverte de l’Amérique. Par miracle, le directeur des programmes de la télévision était un historien. Ce dernier me demande si j’ai un sujet en rapport avec cet anniversaire qui pourrait faire un film de fiction. Quand vous avez un peu d’expérience, vous faites directement le calcul pour un film de télévision. C’est-à-dire : pas de caravelle, pas de pyramide, pas de voyage de repérage au Mexique, car tout cela coûte trop cher. C’est grâce à Tzvetan Todorov (chercheur bulgare merveilleux) que je me suis penché sur cette controverse de Valladolid. J’ai d’abord été à Valladolid mais je n’y ai rien trouvé. Je n’ai trouvé que des récits de cette controverse datant de beaucoup plus tard (1550) et non de 1492. Cela dit si je me basais sur ces écrits, le film devenait possible car il se déroulerait dans une seule pièce (Collège de San Gregorio). Cette controverse porte sur la nature des habitants du Nouveau Monde. Certains disent que ce sont des maudits rejetés par Dieu et d’autres disent ce sont nos frères. J’ai donc écrit ce texte qui a été filmé par Jean Daniel Verhaeghe. Jean Carmet faisait le prélat du pape. Il y avait aussi Jean-Pierre Mariel et Jean-Louis Trintignant qui est un acteur que j’aime beaucoup. Pour la petite anecdote : Trintignant avait déjà signé un contrat pour un film au Canada. Mais il a eu entre-temps l’étrange idée d’acheter une moto – peut-être parce qu’il est le fils de Maurice Trintignant, coureur automobile - et dès le premier virage, un accident lui fracture la jambe droite. Je l’ai alors appelé et lui ai dit : quoique nous en pensions, il y a des moments lors desquels il faut reconnaitre l’intervention du doigt de Dieu. Il a joué dans notre film (et pas dans celui du Canada car il y devait monter à cheval) avec une jambe dans le plâtre, assis. Merveilleux. Pour ce film, j’ai eu la chance très rare de pouvoir, pendant quatre jours, expliquer aux acteurs toutes les phrases, l’état historique, les raisons pour lesquels un tel dit cela, etc. Ce fut une aventure très passionnante. Cette controverse a été jouée au Mexique plusieurs fois. Lors de l’une de ces représentations, de jeunes filles sont venues vers moi en pleurant et m’ont demandé si les gens ont vraiment pensé cela d’eux. J’ai été obligé de répondre que oui, que les Européens se sont réellement posé la question de savoir s’ils étaient ou non des êtres humains. C’est une question vieille comme le monde, qui vient d’une phrase très dangereuse des Actes des Apôtres par laquelle Jésus dit à ses apôtres : « Allez et enseignez à toutes les nations.»

Les Espagnols et les Portugais qui sont arrivés en Amérique n’ont pas trouvé de trace de Jésus ni de la croix. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Pour Sepúlveda, c’est parce que Dieu n’a pas voulu d’eux dans son royaume. S’ils sont inconnus de Dieu, ils ne sont pas des êtres humains comme nous. Il va falloir attendre deux siècles (à la fin du XVIIIe) pour qu’un savant suédois, Carl Von Linné, qualifie le vivant par espèce. Une espèce étant ce qui se reproduit avec soi-même. Darwin viendra mettre un point d’orgue à tout cela. Connaitre cette histoire nous permet en quelque sorte de comprendre tout le méli-mélo idéologique qui a construit notre monde.

La controverse de Valladolid tient à cela : c’est la première fois dans l’histoire du monde que l’on se posait cette question de l’humanité des uns et des autres. Las Casas est d’ailleurs resté célèbre pour cette phrase : « Adieu Aristote. Aristote est un païen, qu’il brule en enfer ! » Alors qu’Aristote est le grand philosophe de Saint Thomas d’Aquin, sur lequel repose presque toute la connaissance du « Moyen âge ».


L’ART DU MONTAGE

JEAN AUDOUZE.- Quel type d’écriture pour le théâtre ?

JEAN-CLAUDE CARRIÈRE. - Le théâtre est beaucoup plus libre que le cinéma, il peut se passer d’image. Pour donner un exemple, dans le Mahabharata un acteur dit : regardez les quatre-vingts éléphants là-bas sur le champ de bataille. Personne, dans une salle de théâtre, ne va se retourner pour regarder les éléphants. Au cinéma vous devez soit couper soit mettre les éléphants. Tout cela est fait d’astuces et d’exemples pris dans d’autres films. Chaque grand metteur en scène dans l’histoire du cinéma a ses astuces. Une fois j’ai demandé à Buñuel quels étaient ses metteurs en scène favoris. Ils me disaient que c’était les Allemands de sa jeunesse : c’est-à-dire Fritz Lang, Murnau, les grands cinéastes allemands des années 1920. Et il me racontait qu’il avait parfaitement en mémoire certains plans de Fritz Lang, qu’il a d‘ailleurs rencontré un jour à Hollywood.

JEAN AUDOUZE.- Comment tourne-t-on un western ?

JEAN-CLAUDE CARRIERE. -Dans un western celui qui prend les premiers coups est toujours celui qui va gagner. Un jour, j’ai travaillé à Hollywood et je suis tombé sur un vieux monteur. Je parle des années 1970. Un montage peut changer l’histoire d’un film. Dans un western, c’est toujours pareil : deux hommes vont se battre, ils ont un colt, ils ont enlevé le bouton du colt et le premier s’avance vers l’autre. Le premier qui prend son arme est celui qui va mourir. Un grand monteur est celui qui parvient à rester le plus longtemps sur la première image. Il y a vingt-quatre images à la seconde et cela se joue sur deux ou trois images. C’est-à-dire quand on change du premier tireur pour le second.

Dans Belle de Jour, par exemple, Françoise Fabien est avec un client dans une chambre, elle lui donne des coups de pied car l’homme aime se faire frapper. Françoise le frappe sur sa jambe, mais ce n’était pas assez violent. Alors Buñuel a mis une image sur deux (douze images au lieu de vingt-quatre) pour que cela paraisse plus violent.


LES MYSTÈRES DU CINÉMA

Il y a des mystères dans le cinéma. Je vais vous en révéler un. Aucun metteur en scène, jamais, n’a su me donner de réponse. J’ai posé la question à Jacques Tati, à Luis Buñuel comme à d’autres. Voici le mystère : dans un film on peut passer d’une scène de jour à une autre scène de jour. On coupe la séquence afin de passer à une autre séquence de jour - éventuellement dans le passé, dans un autre pays, dans le futur. On passe ainsi d’un jour à l’autre très facilement dans le cinéma. On ne peut pas, en revanche, passer d’une nuit à l’autre. Si l'on passe d’une nuit à l’autre, c’est la même nuit. Aucun cinéaste n’a su me donner de réponse. J’en ai parlé avec Andrzej Wajda pendant des jours et des jours. Nous avons fait des expériences, et il m’a dit que j’avais raison. C’est impossible de passer d’une nuit d’aujourd’hui à une autre nuit. À moins de l’écrire expressément bien entendu. Le mystère est donc que l’on peut passer de n’importe quel jour à n’importe quel autre jour. Mais pour la nuit, c’est toujours la même nuit, sauf si on la coupe avec une séquence de jour, aussi infime soit-elle.