La création à Palerme de Invisibili par Aurélien Bory
Le Triomphe de la mort est une fresque murale qui date des années 1440 et dont le peintre est inconnu. Pourquoi en faites-vous le point de départ d’Invisibili?
AURÉLIEN BORY: Par cette pièce, je veux interroger le rapport entre la danse et la peinture et le rapport que nous entretenons avec l’art et avec la mort. Ma première piste était un tableau d’Antonello de Messine, L’Annunciata di Palermo, qui est exposée à Palerme, au Palazzo Abatellis. C’est là que j’ai découvert en même temps Le Triomphe de la mort, une fresque murale de 6 x 6 mètres, intrinsèquement liée à Palerme car peinte dans cette ville et pour elle. Je voulais que Palerme soit sur scène, car j’étais parti pour créer une évocation de la capitale sicilienne, comme en son temps Pina Bausch avec Palermo Palermo, un spectacle qui m’a beaucoup touché.
En dehors du lien physique avec la ville, le tableau semble aussi vous avoir inspiré par son rapport à la mort.
A. B.: Si cette fresque met en scène la mort, elle incarne aussi le triomphe de la vie! À l’origine, elle a été peinte sur un mur du Palazzo Sclafani de Palerme, un hôpital que le roi a fait bâtir pour accueillir les pauvres.
C’est l’art, vu comme un acte d’accompagnement des patients vers leur fin. On y voit un jeune homme et une jeune femme en train de mourir et des personnes qui les accompagnent avec compassion. Parmi les morts, on trouve des religieux et des puissants. Le peintre a donc créé une allégorie sur le thème de la mort qui n’épargne personne, ce qui rejoint la forme de la danse macabre.
Où situez-vous le lien entre la ville de Palerme, la fresque et son sujet?
A. B.: C’est un lien métaphysique. Palerme est en soi une ville métaphysique, où toute l’histoire de l’humanité a laissé sa trace, presque par sédimentation. C’est une ville au cœur de la Méditerranée et aux sources de nos récits mythologiques. Elle a donc été extrêmement aimée et nourrie, mais aussi abandonnée. Tous les empires qui se sont succédé en Europe se sont saisi de Palerme mais à chaque fois de manière très affective, amenant les arts et la science. Et il y a presque tout cela déjà dans cette fresque qui est liée à la science et à la modernité, ce qui fait penser qu’elle doit être l’œuvre d’un très grand maître. Et pour la première fois, le peintre d’une fresque se représente lui-même dans son tableau !
De quelle manière ce tableau est-il lié à la science?
A. B.: Toute la fresque est conçue en spirale. C’est une sorte de spirale de la vie qui fait penser à la Spirale de Fibonacci, le grand mathématicien qui importa les chiffres arabes et développa sa suite de nombres. Le chiffre des trente-quatre personnages se situe dans la Suite de Fibonacci et établit un lien avec le Nombre d’or. C’est donc quelqu’un de très érudit qui a conçu ce tableau qui n’est pas une œuvre décorative, mais suscite une réflexion profonde sur le rapport à la vie.
À quoi faites-vous référence par le titre?
A. B.: Avant tout au fait que la mort, comme le temps, est invisible et le sera toujours. Et pourtant nous en avons une conscience forte. Selon Derrida et bien d’autres penseurs, l’impossibilité de savoir ce qu’il y a après la mort a donné naissance à l’art, lequel permet de situer et représenter le phénomène de la disparition de la vie. L’art apporte une sorte de consolation, même si in fine elle est impossible. Ce qui est réel, c’est notre peur de mourir, dans ce tableau comme chez deux des interprètes d’invisibili. Une danseuse joue une femme
atteinte du cancer du sein. Le cancer est l’équivalent contemporain du fléau de la peste noire de l’époque. Et Chris Obehi, jeune migrant nigérian, est venu à Palerme par les bateaux, et a donc fait face à la mort. Dans chaque cas, il y a le frottement entre deux réalités, comme il y a des frictions entre le réel et nos représentations. Dès le début, j’ai été inspiré par la situation de Palerme, entre deux plaques tectoniques. La Sicile se trouve sur la plaque africaine, face à la plaque eurasienne, et l’Etna s’est formé dans le frottement entre les deux plaques. Toute l’histoire de Palerme est peut-être celle du frottement entre deux mondes.
Propos recueillis par Thomas Hahn